« Ma responsabilité était envers l’humanité de ces hommes », trois questions au réalisateur de Compañeros, Álvaro Brechner (hommage à Pepe Mujica)

alvaro brechner festival biarritz amérique latine Mujica
6 octubre 2025

Disculpa, pero esta entrada está disponible sólo en Français.

Vous avez aimé La Quotidienne, notre journal du festival ? Retrouvez toutes les grandes interviews en exclusivité, à commencer par Álvaro Brechner. Le réalisateur, scénariste et producteur uruguayen Álvaro Brechner revient avec son troisième long métrage Compañeros, à cheval entre fiction et documentaire sur l’emprisonnement de trois opposants politique, dont « Pepe » Mujica.

alvaro brechner festival biarritz amérique latine

FESTIVAL BIARRITZ AMERIQUE LATINE EDITION 2025 – Photomobile Patrick Tohier.

Avez-vous ressenti une responsabilité particulière de retranscrire un moment historique décisif dans l’histoire de votre pays et un personnage aussi important ?

A. B. : La responsabilité était énorme. Il faut penser que l’Uruguay possède une industrie cinématographique naissante. Dans un pays où la mémoire collective est en grande partie portée par la littérature, la musique et la poésie, l’absence d’images rend le cinéma encore plus crucial. Pendant quatre ans, j’ai mené un travail d’investigation approfondi avec les survivants, les militaires, les psychologues. J’avais le sentiment de filmer non seulement une histoire, mais une mémoire nationale. Travailler avec des témoignages réels – faits de silences, de douleurs, de souvenirs fragmentaires – impose une double responsabilité : envers la vérité historique et envers la vérité émotionnelle. Il ne s’agissait pas seulement de « raconter ce qui s’est passé », mais de tenter de faire ressentir comme c’était. La déformation du temps, le corps qui s’éteint, l’imagination comme ultime refuge… Mon pari a été de choisir un cinéma de perception et de résistance plutôt qu’un cinéma didactique. Chaque décision devait être justifiée humainement. C’est complètement différent d’adapter une nouvelle. Ici, vous avez l’homme en face de vous, vous croisez son regard, vous comprenez sa douleur mais aussi sa force extraordinaire. Mujica m’a dit une fois : « Comment savons-nous ce dont nous sommes capables si nous ne sommes pas face aux pires circonstances ? » Cette phrase a guidé tout le film. Ma responsabilité n’était pas seulement envers l’Histoire mais envers l’humanité de ces hommes.

Quel type de relation avez-vous développée avec Mujica pour la préparation de ce film ? Et par la suite ?

A. B. : Avec Pepe Mujica, la relation a toujours été marquée par le respect et une grande franchise. Nos conversations tournaient souvent autour de l’imagination comme ultime refuge dans l’enfermement : cette part intime que personne ne peut vous arracher. Il ne cherchait jamais à contrôler son image, ni à influencer la manière dont il serait représenté. Il se tenait simplement comme un témoin vivant, désireux de transmettre son expérience, mais sans aucune volonté de « fabriquer » un film à son sujet. Je me rendais régulièrement à sa chacra (son domaine). Nous parlions pendant des heures. Il me confiait non seulement des faits, mais aussi une véritable philosophie de la survie. Il aimait répéter : « On apprend plus de l’adversité que de la prospérité ». C’était sa manière de transformer la douleur en sagesse partagée. Quand il a vu le film, il a été profondément ému, mais toujours avec ce mélange unique d’humour et de modestie qui le définissait. Je me souviens qu’après la projection, nous avons appelé Antonio de la Torre ; et Pepe, avec un grand sourire, lui a lancé une phrase inoubliable, avec toute son ironie tendre : « Tu m’as joué mieux que moi-même… Je te félicite ! ».  Nous sommes restés en contact jusqu’à la fin. Il y a deux ans, lorsque j’ai dirigé Don Giovanni à l’Opéra national de Montevideo, il m’a appelé pour m’annoncer qu’il voulait venir le voir. Ce fut la dernière fois que nous nous sommes rencontrés. Un geste simple, mais pour moi profondément symbolique : même après tant d’épreuves et de chemins parcourus, il restait ce même homme curieux, attentif et généreux. Son apport excède largement le domaine politique. Il a incarné une manière d’être au monde où l’humilité, l’humour et la cohérence survivent à la violence et au pouvoir. Pour moi, il est un exemple extraordinaire de résilience et de liberté intérieure, un rappel de notre capacité humaine à décider qui nous sommes, malgré les circonstances.

Même après tant d’épreuves et de chemins parcourus, il restait ce même homme curieux, attentif et généreux.

Quelle image avez-vous de Biarritz ?

A. B. : J’aime profondément le Festival de Biarritz, où j’ai présenté deux de mes trois films, et les deux ont été récompensés. Au-delà des prix qui me touchent, ce sont surtout les salles pleines et l’atmosphère d’une ville qui, pendant une semaine, se consacre entièrement au cinéma latino-américain. En 2023, j’y suis revenu comme juré et j’ai découvert une autre facette du festival. Pour moi, c’est un lieu unique en Europe. Biarritz fait un travail rare, celui de créer un pont sincère entre l’Amérique et la France, entre les langues, entre les cultures, même entre la propre Amérique latine. C’est un festival qui croit à un « cinéma planète », où les histoires locales deviennent universelles si elles sont racontées avec amour et sincérité.

IMDb